18

Bill Smithback s’arrêta au détour du couloir en poussant un soupir de soulagement. Pour une fois, la porte du bureau de Fenton Davies était grande ouverte et la silhouette de Bryce Harriman ne s’y tenait pas encadrée. À bien y réfléchir, Smithback n’avait pas beaucoup vu Harriman ce jour-là. Il se remit en marche d’un pas guilleret en se frottant Les mains, ravi que le mauvais sort, s’acharne sur son collègue, Harriman avait fait des pieds et des mains pour récupérer l’affaire de l’Agitateur, bien fait pour lui. Cette histoire d’un goût douteux n’était d’ailleurs pas digne du Times, mais Harriman avait suffisamment traîné ses guêtres au Post pour y trouver un sujet à sa hauteur.

Smirhback pouffa de rire.

Il avait eu le nez fin. L’affaire Duchamp était un cadeau du ciel. Un gros coup, avec tous les ressorts dramatiques dont un journaliste pouvait rêver. Les gens ne parlaient que de ça dans toute la ville. Et pour cause ! Un peintre inoffensif, assassiné sans raison apparente, poussé depuis la fenêtre de son appartement avec une corde autour du cou, avait eu la bonne idée de s’écraser sur la verrière d’un restaurant français à la mode, le tout en plein jour et sous l’œil horrifié de centaines de témoins.

Smithback ralentit le pas en approchant du bureau de Davies. Bon, c’est vrai, les témoins en question étaient plutôt coriaces et il lui avait fallu se contenter de la version officielle fournie par la police, mais ce n’était qu’une question de temps. Nora avait raison de dire que son opiniâtreté finissait toujours par payer. Elle le connaissait bien. Le tout était de ne pas se décourager.

Sans doute était-ce pour cela que son rédacteur en chef avait demandé à le voir, il voulait en savoir un peu plus. Aucun problème. Il dirait à Davies qu’il était sur une piste et il n’aurait qu’à retourner aux Lincoln Towers. Cette fois, il n’y aurait plus de flics pour lui mettre des bâtons dans les roues. Il irait ensuite faire un tour du côté du commissariat, histoire de discuter avec l’un de ses informateurs et collecter les derniers ragots. Non, le mot ragot convenait mal. Smithback n’était pas du genre à collecter des ragots, il laissait ça à ses collègues. Sa spécialité à lui, c’était les scoops.

Très content de lui, il passa 1a tête dans le bureau de la secrétaire. Personne, Elle n’est pas encore rentrée de déjeuner, pensa-t-il.

La porte de son rédacteur en chef était entrouverte et il allait frapper d’un air martial lorsqu’il s’arrêta, la main en l’air : Davies, à moitié dissimulé derrière une montagne de dossiers, était assis derrière son bureau. C’était un type de petite taille, chauve, avec des mains potelées qui ne tenaient jamais en place. Il fallait toujours qu’il lisse sa cravate, joue avec un crayon ou se gratte les sourcils, Davies était connu pour ses chemises bleues à col blanc et ses cravates en cachemire. Avec sa voix de fausset et ses manières efféminées, il ne payait guère de mine, mais il ne fallait pas s’y fier, On ne devient pas rédacteur en chef du Times sans avoir du sang sur les mains, et Davies avait l’art et la manière d’éreinter les gens sans qu’ils comprennent ce qui leur arrivait. Il écoutait davantage qu’il ne parlait et ne disait jamais ce qu’il pensait. Solitaire endurci, il ne faisait jamais ami ami avec ses journalistes et ne fréquentait pas davantage ses collègues. En dehors de son fauteuil, il n’y avait d’ailleurs qu’un seul siège dans son bureau, et il était rare qu’il soit occupé.

Sauf aujourd’hui, puisque Bryce Harriman y était confortablement installé.

Smithback se figea sur le seuil.

— Ah, Bill ! l’accueillit Davies, Vous arrivez au bon moment. Entrez, je vous en prie.

Smithback fit machinalement un pas en avant, puis un autre, tentant désespérément d’éviter le regard de Harriman.

— Vous comptez nous faire un autre papier sur l’affaire Duchamp ? lui demanda Davies.

Smithback acquiesça. Il avait du mal à respirer, comme s’il avait reçu un grand coup de poing dans le ventre, et il espérait que cela n’était pas trop visible.

Davies caressa des doigts le bord de son bureau :

— Que ! sera votre angle d’attaque, cette fois ?

Smithback s’attendait à la question et sa, réponse était prête. C’était 1a manière habituelle de Davies de maintenir ses journalistes sous pression.

— J’avais l’intention de m’intéresser aux gens du quartier, l’impact du meurtre, sur les gens de l’immeuble, les amis et les proches de la victime. Sans oublier les derniers développements. L’enquête a été confiée au capitaine Hayward, qui est non seulement une femme, mais aussi la plus jeune gradée de la Criminelle.

Davies approuva en laissant un hmmmmmm pensif s’échapper de ses lèvres, une fois de plus, impossible de savoir ce qu’il pensait.

Smithback, anxieux, se crut obligé d’enfoncer le clou.

— Vous connaisses la chanson. Un truc du genre : « Mort violente dans l’Upper West Side, les ménagères locales n’osent plus promener leurs caniches le soir » Je compte dresser le portrait de la victime, parler de sa peinture et tout le tremblement. Avec peut-être un encadré consacré au capitaine Hayward.

Davies opina de nouveau en prenant un stylo qu’il roula lentement entre ses mains.

— Je vois bien ça en première page de la locale, insista Smithback,

Davies reposa son. styîo.

— Non, Bill je crois que ça mérite mieux qu’un article dans la locale. Il s’agit du meurtre le plus spectaculaire à Manhattan depuis l’assassinat de Cutforth, que notre ami Bryce avait couvert à l’époque pour Le Post.

Notre ami Bryce, Smithback fit un effort pour ne pas faire la grimace.

— Une affaire comme celle-ci nous offre quantité de possibilités. Je ne parle pas seulement des circonstances particulièrement dramatiques du meurtre, mais aussi du fait que cela s’est passé dans un quartier chic, comme vous le disiez vous-même il y a un instant. Et puis la victime était peintre, sans parler de cette jeune capitaine de la Criminelle.

Après une courte hésitation, il ajouta :

— Vous ne craignez pas d’être débordé ? C’est beaucoup pour un seul article, vous ne trouvez pas ?

— Aucun problème. Au besoin, je peux en faire deux ou trois.

— C’est vrai, mais ça nous oblige à faire traîner en longueur les choses sur plusieurs jours.

Smithback, la bouche sèche, se sentait en position de faiblesse car il avait dû rester debout, alors que Harriman était assis. Mais Davies poursuivait déjà :

— Je vous avouerai très franchement que je n’avais jamais entendu parler de ce Duchamp, mais il semble avoir une cote. Peut-être pas dans le petit monde des galeries de SoHo, mais il était apprécié de la bourgeoisie de Sutton Place. Une sorte de Fairfield Porter[8]. On en parlait justement avec Bryce hier soir.

— Bryce, répéta Smithback, au risque de s’arracher la bouche. Hier soir ?

Davies balaya la question d’un geste nonchalant.

— Oui, nous prenions un verre ensemble au Metropolitan Club.

Smithback comprenait maintenant comment ce petit salaud s’y était pris. Il avait invité Davies à boire des coups dans le club huppé de son rupin de père. Et Davies, comme beaucoup avant lui, était tombé dans le panneau. Smithback avait déjà eu l’occasion de constater que beaucoup de rédacteurs en chef ont une mentalité de parvenu. Ils adorent manger les restes de la jet set. Smithback voyait très bien le tableau, Davies, ravi de se retrouver dans l’univers ouaté du Metropolitan, confortablement installé dans un fauteuil Louis XV, servi par des larbins en uniforme, échangeant des amabilités avec les Rockefeller, les De Menil et les Vanderbilt. De quoi impressionner ses voisins en rentrant le soir dans son pavillon du New Jersey.

Smithback finit par se résoudre à regarder Harriman. Ce connard était confortablement installé, les jambes croisées d’un air désinvolte, parfaitement à l’aise. Il n’avait même pas pris la peine de se retourner.

— Duchamp n’était pas un New-Yorkais ordinaire, c’était un artiste, reprit Davies. On ne sait jamais à qui on a affaire dans cette ville. Votre voisin de palier peut être un vendeur de hot-dog ou un éboueur comme un peintre de renom dont les tableaux ornent les murs des appartements de Kiver House.

Smithback opina, un sourire crispé accroché aux lèvres.

— C’est le genre de sujet qu’il nous faut, ajouta Davies en lissant sa cravate, a mon ami Bryce nous fera ça très bien.

Dieu du ciel. L’espace d’un instant interminable, Smithback crut qu’on allait lui refiler l’enquête sur l’Agitateur.

— Je souhaiterais lui confier l’aspect people de l’affaire, d’autant qu’il connaît personnellement plusieurs anciens clients de Duchamp. Il saura les faire parler mieux que...

Davies n’avait pas besoin d’achever sa phrase, Smithback avait très bien compris le message. Il saura les faire parler mieux que vous.

— Résumons-nous. Bryce se charge de satisfaire les lecteurs de la bonne société new-yorkaise, et vous continuez à couvrir l’enquête sur le terrain.

L’enquête sur le terrain. Smithback ne put s’empêcher de faire la grimace.

— Je vous demanderai de vous tenir mutuellement informés de vos découvertes. Prévoyez par exemple de vous retrouver régulièrement pour faire le point. Vous ne serez pas trop de deux sur une affaire aussi spectaculaire que celle-là.

Un silence pesant lui répondit.

— Autre chose, Bill ? insista Davies.

— Comment ? Euh... non, rien.

— Alors- je ne vous retiens pas.

— Bien sûr, bien sûr, bégaya Smithback, aussi furieux que mortifié, je vous remercie.

Au moment où il quittait la pièce, Harriman daigna enfin lever les yeux sur lui avec un petit sourire satisfait, l’air de dire : À bientôt, mon vieux. Et gare à tes fesses.

[Aloysius Pendergast 06] Danse De Mort
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